Un livre a fait particulièrement parler de lui dans le milieu du management au tout début de l’année 2020, et peut-être plus spécifiquement dans les réseaux qui s’intéressent aux nouveaux modèles d’organisation, tels que l’Holacracy, la gouvernance cellulaire ou d’autres formes de gouvernances partagées.

Dans un essai d’environ 140 pages, « Libres d’obéir », Johann Chapoutot1 tisse des parallèles entre les méthodes de management décrites dans nos ouvrages et revues contemporaines et le fonctionnement de l’administration nazi. Ce qu’on aurait tendance à considérer comme un grand écart se révèle finalement tout à fait cohérent et nous appelle à poser un regard critique sur la vision que l’on porte sur le management, principalement lorsque son principal objectif est l’efficacité.

Lorsqu’il cite les écrits de Stuckart, juriste, docteur et secrétaire d’État au ministère de l’intérieur du IIIᵉ Reich, nous trouvons des termes auxquels nous pouvons facilement adhérer : « l’élasticité, la joie au travail, la proximité de la vie et de la vitalité ». Il en appelle aussi à « l’initiative créatrice » de fonctionnaires qui doivent jouir « d’un vaste espace de responsabilité personnelle, de devoirs propres, d’initiatives individuelles ».

De quoi me questionner profondément, moi qui brandis ces mêmes termes avec passion dans mes formations : agilité, responsabilité, créativité. Se pose alors la question fondamentale de savoir quelle est la différence entre ce que j’enseigne et ces modèles qui ont pu être utilisés au service d’une abomination humaine.

Pourquoi l’efficacité ?

Tout d’abord, qu’en est-il de l’efficacité ? Est-ce un but en soi ? Pourquoi la gouvernance partagée cherche-t-elle l’efficacité, pourquoi l’Allemagne nazie en avait-elle besoin ?

Pour l’Allemagne, la raison en est simple : alors qu’elle planifie de conquérir le monde, elle essaie d’imaginer comment elle pourra l’administrer sans ressources humaines supplémentaires. Comment gérer un pays 10 fois plus grand avec les mêmes personnes. Une préoccupation qui n’est pas très éloignée d’une tentative contemporaine de réduire par 2, 5 ou 10 les appareils d’états tout en faisant le même travail, raison pour laquelle nous trouvons de plus en plus de management moderne au sein des administrations.

Pour moi et ma vision humaniste, la raison est tout autre. Le concept de ressources limitées pousse à chercher l’efficience, ou à faire le maximum avec le moins de ressources possibles. Dans la catégorie des ressources, il y a bien sûr la nature, mais il y a aussi le temps de chacun. Si nous voulons conserver un niveau de vie convenable et en même temps durable, nous pourrions devoir consommer moins : moins de nature, moins de temps de chacun pour permettre à tous d’avoir un rythme de vie soutenable.
Et nous entendons le plus souvent qu’il y a urgence. Notre maison brûle et tout se jouera dans ces prochaines années.

L’un des postulats qui soutient ces deux méthodes de management peut être retranscrit ainsi : pour gagner en efficacité, il faut que les personnes soient responsables, autonomes, créatives et heureuses. Et nous le retrouvons effectivement dans la plupart des théories de management moderne, avec plus ou moins de pertinence : teambuilding, table de ping-pong, chief happiness officer, etc.

Quelle cause servir ?

La question qui s’est posée à moi est la suivante : « Comment éviter que cette efficacité soit mise au service d’une cause inhumaine », c’est-à-dire qui va à l’encontre de l’humanité et de son bien commun.
Quels sont les points de vigilance à garder pour évaluer une méthode de management ?

Johann Chapouto a une phrase pour le décrire : « Les ordres devaient être vagues et généraux, se borner à fixer des objectifs. Libre à celui qui le recevait de choisir la voie, le moyen et la méthode adéquat pour y parvenir. […] L’autonomie était également de façade, le subordonné était libre de choisir les moyens, mais certainement pas de définir la fin. »

C’est là que réside toute la différence entre le mouvement de la gouvernance partagée et certaines formes de management moderne qui peuvent se mettre au service de la seule rentabilité ou du capital, épuisant et exploitant les ressources précédemment énumérées : la possibilité pour tous de participer à la définition du but, de la fin, de la cause à soutenir.

N’est-ce pas là le principe de la démocratie ?

Permettre, au sein de l’organisation, de l’état ou de toute autre structure, de participer activement à définir les objectifs est fondamental pour éviter les dérives précitées. La démocratie, dans un modèle fonctionnel, devrait être un juste équilibre en circulation de l’information top-down et bottom-up.

Au niveau d’une nation comme la Suisse, les citoyens peuvent à travers le référendum d’initiative, proposer de modifier directement la constitution, ce texte qui encadre l’action politique et définit les grandes orientations du pays.

Au niveau d’une organisation, il s’agit de permettre à chacun d’impacter directement sur les fondamentaux : la raison d’être de l’entreprise, ses valeurs, ses objectifs ou sa stratégie. Ou tout au moins d’agir si un objectif qui lui est proposé ne lui semble pas cohérent ou dysfonctionnel.

Et tout comme le processus d’initiative populaire est accessible et clairement décrit sur le site de l’administration helvétique, les processus pour agir sur les fondamentaux de l’organisation doivent être explicites et accessibles à chacun.

Une constitution pour l’organisation ?

C’est ce que proposent les modèles constitutionnels de gouvernance partagée sous la forme d’une constitution, c’est-à-dire un livret de règles qui permet à chacun de connaître sa marge d’action. C’est en analysant ces textes que chacun peut identifier les mécanismes à l’œuvre dans l’organisation.

L’Holacracy ou la Gouvernance Cellulaire sont deux modèles constitutionnels. Dans ces deux approches, certains éléments de sens sont clairement attribués au groupe, comme la raison d’être de chacun des cercles2. D’autres en revanche restent par défaut dans un modèle top-down, comme la stratégie qui est définie par un rôle unique (1er lien ou lien lead), et les sous-cercles doivent s’aligner sur celle-ci.

Extrait de la constitution

Le curseur managérial dans la constitution

Cependant, la Gouvernance Cellulaire propose de nombreux outils pour minimiser ce risque. Tout d’abord, elle permet à chacun de questionner la raison d’être de l’organisation, quel que soit sa position dans la structure. Ensuite, elle insiste particulièrement sur la possibilité de questionner ces règles par défaut, et fourni un outil concret nommé le curseur managérial, qui permet de définir où l’on souhaite favoriser le top-down, et où le bottom-up est privilégié. Finalement, la Gouvernance Cellulaire amène la notion de tension de personne, permettant à un individu de s’exprimer à partir de ses valeurs personnelles, et pas uniquement de sa fonction au sein de l’organisation. Un «filet de sécurité humaniste» selon Jean-Luc Christin, son concepteur.

Conclusion

Le management moderne, même lorsqu’il prône de belles qualités humaines comme l’autonomie ou la responsabilité, peut être mis au service d’une institution maltraitante. L’histoire allemande nous l’a prouvé. Plus proche de nous, des entreprises peuvent suivre la même voie au nom du profit, en ayant des impacts sur l’environnement parfois aussi désastreux que l’aura été la deuxième guerre.

Favoriser la capacité des individus à devenir acteurs de leur destin, à créer collectivement leurs objectifs, est un pré-requis à une société réellement humaniste. Et l’entreprise est un premier lieu où cela peut devenir possible.

David Dräyer – mai 2020
partenaire chez Instant Z, membre de l’équipe Gouvernance Cellulaire

> Téléchargez la constitution Gouvernance Cellulaire


1 Johann Chapoutot, né le 30 juillet 1978, est un historien spécialiste d’histoire contemporaine et du nazisme.

2 Un cercle est le nom donné à une entité autonome, comme un département, une commission ou tout autre groupe dédié à une thématique particulière.

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